Dans les jungles urbaines, avec Boris Lojkine et Ali Abbasi (2025)

Dans les jungles urbaines se débattent pour survivre toutes sortes d’individus, du bas en haut de la chaîne alimentaire, avec souvent comme seule arme leur capacité à mentir, pour les meilleures raisons comme pour les pires...

"L’Histoire de Souleymane", de Boris Lojkine

Tout en bas, il y a ces rouages, invisibles et pourtant omniprésents, qui font tourner la machine cool et impitoyable du capitalisme uberisé, ces sans-papiers maintenus par leur absolue précarité dans une course permanente pour survivre en milieu hostile. Vous les croisez tous les jours dans vos rues, vous pestez parfois contre eux quand ils brulent un feu rouge pour apporter à temps à d’autres leurs repas commandés sur Internet. L’un de ces livreurs à vélo s’appelle Souleymane, il va tout faire pour être régularisé, et c’est son histoire, ou plutôt ses histoires, inventées et véridiques, que nous conte cette semaine le cinéaste Boris Lojkine. "Je ne savais pas, en démarrant ce projet, que ça allait être une histoire qui allait parler d’asile. A l’origine, j’étais parti pour raconter l’histoire d’un de ces livreurs à vélo. J’ai commencé par me documenter, rencontrer des livreurs et c’est écoutant leurs histoires que je me suis rendu compte que pour eux, la chose la plus importante qui pouvait leur arriver dans leur vie livreur, c’était d'obtenir ou de ne pas obtenir des papiers. Tant qu’ils ne les ont pas, ils n’ont aucune perspective et si par miracle, un jour, ils les obtiennent, tout à coup leur vie change. C'est pourquoicet entretien de demande d’asile que doit passer Souleymane est le grand suspense du récit dans ce film [...]Je fais un cinéma qui est vraiment un cinéma de fiction, en ce sens où j’écris un scénario, il y a une dramaturgie très présente, mais j’aime que cette fiction vienne du réel lui-même, que ce ne soit pas moi qui l’impose, qui dise «j’aimerais faire un film sur tel sujet» et qui le plaque sur des personnages. Et je pense que c’est d’autant plus important de travailler comme ça quand il s'agit d’autres vies que la mienne. Je ne suis pas livreur, je ne suis pas africain, ce sont des réalités qui sont loin de moi, donc pour bien le faire, il faut que je respecte le réel." Boris Lojkine qui, dans ses films précédents a tourné au Vietnam, en Afrique en suivant le parcours de deux migrants subsahariens, en République centrafricaine, filme cette fois, avec L’Histoire de Souleymanesur son territoire: «il m’a fallu longtemps pour comprendre que je pouvais faire le type de film qui m’intéresse à Paris, chez moi. J’avais cette idée qu’un film parisien, ce sont deux bourgeois dans un café qui se racontent leurs problèmes de couple, et ce n’est pas tout à fait le cinéma que j’ai envie de faire. Mon désir de cinéma va avec un désir d’exploration, le désir de comprendre d’autres réalités, de plonger dans des milieux et d’opérer surtout un décentrement du regard. Et je me suis rendu compte que je pouvais faire ça à Paris, regarder cette ville, non pas depuis mon quotidien de parisien, né à Paris..., mais comme une ville étrangère, comme la regarde Souleymane. Le Paris du film, c’est celui de Souleymane et ça, ça m’intéresse. Raconter un Paris depuis le point de vue du livreur à vélo, c’est-à-dire de celui qui court tout le temps, qui est toujours dans l'urgence, filmer dans les rues, toujours en mouvement, sur le vélo –ce qui n'était pas facile à faire, mais très excitant –ça faisait vraiment partie du désir de faire ce film.

"The Apprentice", d'Ali Abbasi

Tout en haut de la chaîne alimentaire précitée, il y a de ces grands fauves, sanguinaires et sans scrupules, dont les mensonges contribuent à fabriquer une réalité alternative à laquelle ils finissent eux-mêmes par croire. Ça en fait des milliardaires, voire des présidents des Etats-Unis. Comment devient-on Donald Trump? C’est, façon fable horrifique, The Apprentice. Son réalisateur, qui s’y connaît en monstres, le Danois d’origine iranienne Ali Abbasi, nous en parle: "plus qu'un film de monstre, dans le sens classique de cinéma, je préférerais dire que c’est un film de Frankenstein, au regard de la manière dont Roy Cohn créé ce jeune Donald Trump à sa propre image. Mon intérêt pour Frankenstein est ancien, mais j’ai l’impression qu’il y a aussi une autre façon de voir le film: personne n’irait voir les films de James Bond s’il n’y avait pas de méchant. Et j’ai l’impression que le cinéma aime les monstres en général parce que chaque monstre est un «et si…»: et si il arrive ceci, et s’il arrivait cela, et si je pouvais changer de visage, et si jamais je vivais 400 ans … Et dans le cas de ce film, la monstruosité ne vient pas seulement des personnes en présence, mais aussi du système qui les nourrit, qui leur donne la possibilité d’évoluer, de manipuler et de prendre le pouvoir".En faisant la généalogie en quelque sorte politique et criminelle de Donald Trump, le cinéaste revient aux origines, et àce terreau fertile des années 70-80, à base de mensonges nixoniens éhontés et de reaganisme décomplexé, d'un New York en déliquescence et d'un mentor méphistophélique, l'avocat sulfureux Roy Cohn, qui se vantait d'avoir conduit les Rosenberg à la chaise électrique, et qui apprendra au jeune héritier ses trois piliers: toujours attaquer, toujours nier, et ne jamais s'avouer vaincu: "dans le film, vous le voyez grandir, trouver son rôle, son personnage, celui du self-made man américain. Je le vois vraiment comme le héros de Barry Lindon. Il ne vit pas le rêve anglais évidemment, mais il vit une sorte de rêve, celui de devenir quelqu’un, d’atteindre le sommet. De quoi? Par rapport à qui? Qu’importe: l’ascension c’est ça, l’important."

Dans les jungles urbaines, avec Boris Lojkine et Ali Abbasi (1)

Dans les jungles urbaines, avec Boris Lojkine et Ali Abbasi (2)

Le Journal du cinéma

Les sorties de la semaine

  • Un robot échoué sur une île sauvage, qui se découvre des sentiments maternels pour un oison à peine éclos, c’est Le robot sauvage, de Chris Sanders, soit la belle incursion en terres miyazakiennes de DreamWorks, le studio qui s’épuisait jusqu’à peu en nièmes déclinaisons de Shrek et autres Kung Fu Panda;
  • Une nourrice Sénégalaise prisonnière de l’appartement de ses patrons français où elle sert de bonne à tout faire, et endurer, c’est l’implacable La Noire de…d’Ousmane Sembène, le film fondateur en 1966 du cinéma subsaharien – Sandra Onana nous en parlait en chroniquela semaine dernière;
  • Une mère chef d’orchestre et son fils adolescent et suicidaire, quittant Munich pour se reclure à Belle-Ile-en-Mer, et tenter d’y accorder leurs rythmes sur fond de la 5ème de Mahler, c’est Pas un mot, quatrième film, mais le premier à sortir en France, de la cinéaste slovène Hanna Slak;
  • Le 3ème volet des méfaits terrifiants d’un clown sanguinaire, c’est Terrifier 3, du jusqu’au-boutiste du gore Damien Leone, qui a écopé cette fois, pour son ultraviolence, ou pour sa désacralisation des fêtes de Noël – on ne sait trop pourquoi, d’une très peu courante interdiction aux moins de 18 ans, ce qui ne l’a pas empêché d’arriver en tête des sorties ce mercredi, malgré une combinaison de salles très réduite par cette interdiction, il est de pires publicités;
  • Une adolescente partie d’une communauté chrétienne rigoriste pour rechercher à Montréal sa sœur disparue, et y trouver une tante haute en couleurs et portée sur la boisson, c’est le très beau et délicat Sur la terre comme au ciel, de la cinéaste québécoise Nathalie Saint-Pierre;
  • Et puis enfin, des films fantasmatiques, ésotériques, métaphysiques, et pour tout dire assez dingos, devenus culte pour certains, ce sont Fando et Lis, El Topo, La Montagne sacrée, Tusk, Santa Sangre et Le voleur d’arc en ciel, 6 films du Chilien Alejandro Jodorowsky, qui ressortent en salles en version restaurée.

Les annonces de Plan Large

Pour rester dans les cinémas différents et expérimentaux, on signale encore un festival qui leur est consacré, c'est au Grand Action, à Paris, du 13 au 20 octobre. Si vous êtes du côté de La Roche-sur-Yon, le festival international du même nom s'y déroule du 14 au 20, avec l'actrice Ariane Labed en invitée d'honneur, et un focus sur les cinéastes anglais Michael Powell et Emeric Pressburger. Et puis de l'autre côté de la France, à Albertville, sur les mêmes dates, Le Grand Bivouacrend hommage, en documentaires et en livres, à celles et ceux qui trouvent la force de combattre le malheur, avec sa thématique "Fureurs de vivre".

On salue aussi la naissance d'une nouvelle revue de cinéma, ce n'est pas souvent, et en plus elle est aussi belle que riche: c'est Fidback, une émanation d'un festival, le FID de Marseille, où on découvre des films méconnus, et revient sur des œuvres aussi diverses que le Man in Black de Wang Bing, vu par sa directrice de la photographie Caroline Champetier, mais aussi L'Amour fou de Jacques Rivette ou le Trenque Lauquen de Laura Citarella.

Enfin, deux rétrospectives à ne pas rater, à la Cinémathèque française à Paris: celles consacrées à l'Italien Pietro Germi, dont on parle souvent dans Plan Large, et au réalisateur-producteur et grand forban du cinéma américain qu’était Roger Corman.

La chronique de Sophie-Catherine Gallet:Le Saut deGiedrė Žickytė et Feedback deSimona Žemaitytė, deux films proposés en accès libre par la Cinémathèque française sur sa plateforme HENRI, dans le cadre de la Saison de la Lituanie en France

On est à Kaunas, dans la Lituanie de 1988, encore donc une république soviétique de l’URSS agonisante. Une bande de jeunes punks chevelus investissent une usine en ruine pour y créer une discothèque clandestine. C’est comme ça qu’a commencé une figure de la scène musicale expérimentale des années 90, le DJ Saulius Čemolonskas, et c’est sa vie, à l’aide de ses archives, que raconte la cinéaste Simona Zemaitytėet dans Feedback, un des deux films, en attendant un troisième, tous signés par des réalisatrices lituaniennes, que propose en accès libre la Cinémathèque française sur sa plateforme VOD Henri, dans le cadre de la Saison de la Lituanie en France. "FeedbackdeSimona Žemaitytėet Le SautdeGiedrė Žickytėsont deux manières assez novatrices de raconter l’exil, après avoir réussi à quitter l’URSS … Le premier est construit uniquement à partir d’archives vidéos de Saulius Čemolonskas, un artiste sonore lituanien qui diffusait de la musique occidentale, et conservait des vinyles interdits. Face aux restrictions de libertés, il décide de partir d’abord en Israël, avec de faux-papiers, puis réussit à rejoindre Londres, et c’est un long périple, celui d’un exilé, sans papiers, qui ne peut rentrer chez lui, recrée des communautés partout où il passe, qui nous est raconté avec ce film … Une épopée scandée par la musique techno qui éclot dans ces années, mixée aux bruits du quotidiens, à d’autres moments musicaux, jusqu’à former une bande-son cacophonique, expérimentale. Ce travail sur le son, très important, fabrique une forme de chaos généralisé qui rend bien compte du parcours de cet exilé, mais aussi de la confusion de l'époque. [...] Et la fureur de la jeunesse soviétique, celle d’une génération qu’on a plus tard appelée la génération perdue se retrouve parfaitement dans le parcours de Saulius, grâce à la caméra, témoin qui l’accompagne dans l’exil … Le Saut, raconte aussi l’histoire d’une quête de liberté. Une histoire digne d’un film d’espionnage, celle de Simas Kurdika, marin lituanien, qui a profité de la rencontre en pleine mer entre son navire et un navire états-unien pour sauter sur ce navire, vers ce qu’il espérait être la liberté - un imbroglio diplomatique, une série d’incompréhensions, et il fut cependant ramené par l’équipage des Etats-Unis sur le navire soviétique, ce qui lui promettait a priori une vie au goulag, en Sibérie … Ce qui est assez fascinant, c'est le dispositif choisi par la réalisatrice: elle a retrouvé le navire états-unien, ainsi que Simas Kurdika et lui a ensuite permis de rejouer ce moment charnière de sa vie, devant la caméra, dans une re-création du réel saisissante, lui retrouvant les endroits où sa main s’était agrippée à une barrière, la cabine où il s’était caché, faisant remonter les souvenirs, les impressions, les jouant pour la caméra, les surjouant même, dans une forme de cinéma-vérité qui se frotterait au jeu d’acteur, qui permet de saisir au plus près l’angoisse et l’inquiétude qui animait Kurdika."

Dans les jungles urbaines, avec Boris Lojkine et Ali Abbasi (3)

Dans les jungles urbaines, avec Boris Lojkine et Ali Abbasi (4)

Extraits sonores

  • Extraits deL’Histoire de Souleymanede Boris Lojkine (2024)
  • Clandestine par Moh Kouyaté
  • Extraits de The Apprentice d'Ali Aabbasi (2024)
  • Yes Sir I Can Boogey par Baccara (dans la BO de The Apprentice)
  • Mix des sorties de la semaine
  • Extrait de Feedback, de SimonaŽemaitytė (2021)
  • Extrait deLe Saut de Giedrė Žickytė (2024)
  • Spacelab de Kraftwerk (dans la BO de Feedback)
Dans les jungles urbaines, avec Boris Lojkine et Ali Abbasi (2025)
Top Articles
Latest Posts
Recommended Articles
Article information

Author: Reed Wilderman

Last Updated:

Views: 6140

Rating: 4.1 / 5 (72 voted)

Reviews: 95% of readers found this page helpful

Author information

Name: Reed Wilderman

Birthday: 1992-06-14

Address: 998 Estell Village, Lake Oscarberg, SD 48713-6877

Phone: +21813267449721

Job: Technology Engineer

Hobby: Swimming, Do it yourself, Beekeeping, Lapidary, Cosplaying, Hiking, Graffiti

Introduction: My name is Reed Wilderman, I am a faithful, bright, lucky, adventurous, lively, rich, vast person who loves writing and wants to share my knowledge and understanding with you.